16.9.06

Le combat du droit culturel international


Quotidien La Croix, 15/09/06
Il y aura bientôt un an, en octobre 2005, l’adoption quasi unanime de la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » à l’Unesco avait marqué un succès de la diplomatie française. Associée au Canada, la France était parvenue à transformer la posture défensive de « l’exception culturelle » en une dynamique offensive de promotion de la « diversité culturelle ». La mobilisation d’une vaste alliance d’États, d’organisations et d’ONG, la maîtrise du calendrier et le choix judicieux de l’Unesco comme lieu de négociations ont été les principaux éléments qui ont permis de poser cette première pierre du droit culturel international.
Cependant, les bénéfices de ce texte demeurent encore largement virtuels puisque, à ce jour, il n’a été ratifié que par une poignée d’États, dont la France le 5 juillet, alors que le nombre de trente doit être atteint pour que la convention entre en vigueur. L’une des raisons est l’opposition constante des États-Unis, qui avaient été, avec Israël, le seul État à avoir refusé l’adoption de ce texte. Quels sont les arguments qui conduisent Washington à cette obstination disproportionnée, alors que les États-Unis sont dans l’opinion mondiale un modèle de multiculturalité et une hyperpuissance culturelle dont les icônes hollywoodiennes inondent le monde entier ? Sur le fond, ce projet de convention semblait pourtant extrêmement consensuel. L’idée que la promotion de la diversité culturelle constitue, selon les mots de Jacques Chirac au sommet de Johannesbourg (2002), « le quatrième pilier du développement durable » semble évidente et légitime. Il s’agissait essentiellement de permettre aux États de pouvoir protéger leur culture en autorisant des politiques culturelles fortes, dégagées des contraintes de l’OMC, « la culture n’étant pas une marchandise comme les autres ».

Si l’argument économique et la défense du libre-échangisme peuvent expliquer l’attitude américaine, un autre argument plus « doctrinal » est sans doute à souligner. En effet, depuis les années 1990, des politologues américains ont montré combien les formes culturelles participaient ou devaient participer à une stratégie d’influence globale. Aux côtés de la puissance militaire, politique ou économique, il faut aussi compter sur le pouvoir symbolique des normes culturelles susceptibles de conquérir non plus des territoires géographiques ou des marchés mais des territoires mentaux. Ce concept du « pouvoir doux » (soft power) fut théorisé par Joseph Nye en 1990 pour décrire les nouvelles formes de pouvoir dans la vie politique internationale de l’après-guerre froide. Alors que la théorie des régimes avait été inventée pour comprendre comment le monde peut être stable en l’absence de leader mondial, les ressources du « soft power » correspondraient désormais à la capacité d’attraction, de séduction exercée par un modèle culturel, une idéologie et des institutions internationales devenues prescriptrices pour les autres acteurs internationaux. Le « soft power » vise donc à faire accepter comme universelle une vision du monde particulière afin que la domination de celui qui la produit soit acceptée car considérée comme légitime. Il complète et modifie la puissance traditionnelle de contrainte et tend à devenir une forme de puissance prépondérante en particulier depuis l’avènement de la société de l’information et de l’ère numérique, qui décuplent les possibilités d’application de cette théorie.

Cette conception instrumentaliste de la culture comme une industrie auxiliaire d’une stratégie de puissance globale est aux antipodes de la philosophie de la convention de l’Unesco et pourrait expliquer la position américaine. On comprendrait aussi mieux pourquoi la secrétaire d’État Condoleezza Rice a elle-même adressé une lettre à toutes les délégations quelques jours avant l’ouverture de la Conférence générale d’octobre 2005 enjoignant solennellement aux membres de l’Unesco de reporter l’adoption de la Convention.
Après avoir perdu cette bataille, les États-Unis déploient des stratégies de contournement. Grâce à la signature de traités commerciaux bilatéraux incluant le secteur culturel, ils sont en mesure d’exercer un chantage sur les pays en position d’infériorité pour qu’ils renoncent à leur droit d’adopter des politiques de protection de leur culture nationale, spécialement dans le domaine cinématographique. Encouragés par la suspension à l’OMC du cycle de Doha, ils continuent de négocier à très grande vitesse de tels accords bilatéraux de libre-échange avec au moins une quinzaine de pays.

Pierre Gueydier